« Mes étudiants de Glendon sont très doués et engagés dans le monde des affaires internationales, ce qui, au début, m’inquiétait un peu. Mais j’ai réalisé que ces jeunes sont exactement là où ils veulent être, pour découvrir qui ils veulent être et ce qu’ils veulent faire dans la vie. Je leur apporte de l’information sur un sujet qui va les affecter, peu importe leur choix dans la vie. »

Celle qui s’exprime ainsi est Armine Yalnizyan, diplômée du Collège Glendon (1983),  économiste principale au Centre canadien des politiques alternatives (CCPA), et chercheuse invitée depuis septembre dernier à l’École des affaires publiques et internationales de Glendon.  Elle enseigne l’économie politique de l’inégalité de revenus au Canada, dans différentes parties du Canada, pour des sous-groupes au pays, mais aussi en comparant le Canada au reste du monde. En plus de l’inégalité des revenus et de leur concentration dans les mains d’un petit groupe, elle croit fermement qu’il faut connaître bon nombre d’éléments de nature politique. Elle tente donc de démontrer les conséquences politiques de cette situation non seulement sur la redistribution du revenu, mais aussi sur les questions de justice et d’équité qui nous affectent tous et sur les contraintes que cette inégalité impose sur la croissance économique à venir.

Un cheminement original

Si on lui demande de décrire son cheminement depuis sa sortie de Glendon, Armine Yalnizyan raconte que sa carrière a d’abord été déraillée par la sévère récession de 1981-1982.  Diplômée en économie avec grande distinction et bilingue, la seule façon pour elle de gagner sa vie fut de poursuivre mes études aux cycles supérieurs. Elle explique : « Ce qui fut merveilleux dans tout cela, c’est que je suis devenue assistante de recherche de Sylvia Ostry qui était mon héroïne quand j’étudiais l’économie au premier cycle. Elle fut Statisticienne-en-chef à Statistique Canada, a écrit des livres sur l’économie du marché du travail au Canada, dirigé le Conseil économique du Canada et est finalement devenue économiste en chef à l’OCDE. Quand j’ai travaillé pour elle, elle revenait de Paris et recherchait un assistant de recherche bilingue; elle m’a ouvert l’esprit – et sa porte. » Son premier emploi à temps plein fut au Conseil de planification sociale de la ville de Toronto.

Si ses collègues étudiants en économie sont allés travailler pour des banques ou d’importantes entreprises, Armine, pour sa part, s’est intéressée plutôt au côté humain de ce domaine, et plus spécialement aux transformations du marché du travail qui survenaient rapidement à cette époque. Ses collègues économistes l’appelaient la « travailleuse sociale ». À cette époque, si vous œuvriez dans le monde l’argent, vous étiez un économiste « sérieux ».

Au bout de 18 mois de travail au Conseil de planification sociale de Toronto, une très  importante transformation du marché du travail s’est produite. Il y a eu l’Accord de libre-échange en 1988, une élection fédérale sur la promesse du libre-échange et l’affirmation de Brian Mulroney à cette époque, que nos programmes sociaux étaient « sacrés ».  Et Armine Yalnizyan de poursuivre : « Six mois après sa réélection, il entreprit de sortir le gouvernement fédéral du financement du programme d’assurance-chômage. Ce qui fit du Canada un des deux seuls pays à ne pas avoir un programme d’assurance-chômage tripartite (financé par les employeurs, les employés et le gouvernement) apte à protéger les gens en période de contraction économique. »

L’inégalité croissante des revenus

Le fait de se voir peu considérée par ses collègues économistes, associé aux changements aux politiques publiques l’a, en quelque sorte, radicalisée. Pour Armine Yalnizyan, cette radicalisation provient aussi de ce que son employeur lui a demandé de faire. « Il est arrivé que je sois une des premières personnes à regarder attentivement la question des ‘heures travaillées’. Tôt dans les années 1990, les pays dans le monde en Europe, aux États-Unis et au Canada s’inquiétaient d’un niveau de chômage systémique très élevé. Cela a favorisé une transition dans le marché du travail : les gens travaillaient durant un plus grand nombre d’heures, qu’ils soient payés ou non pour leur temps supplémentaire. Il y avait donc plus d’heures de travail et non pas moins, surtout dans les pays anglophones (É-U., Angleterre, Australie). De son côté, la France a plutôt choisi de réduire la semaine de travail.

Au Canada, nous étions réellement étranges, dans la mesure où nous avions à la fois plus de gens travaillant durant plus d’heures, soit plus de 40 heures par semaine, temps supplémentaire payé ou non, et plus de gens travaillant pour peu d’heures, à temps partiel. Cela alimentait une polarisation des revenus, et les politiques publiques ont en quelque sorte consolidé cette situation », explique-t-elle.

À ses yeux, cette situation est menaçante de deux façons. D’abord, plusieurs parents sont inquiets que du niveau de vie futur de leurs enfants. « Sommes-nous capables de promettre à la prochaine génération qu’elle aura au moins le même niveau de vie, de richesse et de prospérité aussi largement réparti et partagé que notre génération ? », demande-t-elle. Menace numéro deux : l’histoire a maintes fois démontré que c’est très déstabilisant d’avoir de la croissance économique en même temps que la démocratie, si les gens en général perçoivent que seulement quelques personnes vont bénéficier largement des profits provenant de l’effort de tous. Cela ne constitue pas une trajectoire politique stable. Armine Yalnizyan aime dire que la croissance de l’inégalité de revenus, dans les périodes économiques prospères comme dans les mauvaises, est tout aussi insoutenable que les changements climatiques.

Madame Yalnizyan affirme que les personnes qui lui ont demandé de venir enseigner au Collège Glendon comprennent très bien que l’inégalité croissante des revenus  dans nos sociétés est un enjeu qui ne va pas disparaître. « Si vous vous voulez travailler en politiques publiques et en affaires internationales, vous devez connaître les faits exacts et significatifs à cet égard dans le cadre de votre travail », dit-elle.

Armine Yalnizyan se dit ravie d’être dans une position où elle peut apprendre de ses étudiants, et travailler avec eux pour développer leur compréhension et leur sens critique. « Je ne m’attends pas à ce qu’ils soient d’accord avec moi. Mais j’attends de leur part qu’ils connaissent les faits et les données, la signification de ceux-ci, et qu’ils en tirent leurs propres conclusions. Je crois cela nécessaire en politique publique », conclue-t-elle.

 

Par Michel Héroux