UN EXPOSÉ FASCINANT !

 

La politique internationale de la nouvelle Russie, vingt et un ans après la dissolution de l’URSS, peut se comprendre comme la recherche sinueuse d’une nouvelle place dans le système international post soviétique. Dans le cadre des conférences du Gouverneur général de la Société royale du Canada, voilà comment le professeur de science politique de l’Université du Québec à Montréal, Jacques Lévesque, a lancé son exposé le 13 février dernier au Collège universitaire Glendon. Le professeur Lévesque a fait un point remarquable sur les relations entre la Russie et les États-Unis, d’une part, et entre la Russie et la Chine, d’autre part. Selon lui, la vision du monde de la Russie est encore américano-centrique, même si cinq phases ont marqué les relations entre les deux pays.

La première phase se situe immédiatement après la chute de l’URSS sous Boris Yeltsin. Deux ans après la chute de l’URSS et durant une courte période, La Russie a vécu une phase d’idéalisme intense et d’attentes élevées typiques des situations révolutionnaires et de la Russie. Les dirigeants de la Russie ont promis de «rejoindre les rangs du monde civilisé », et pour eux, cela signifiait les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. En 1992-1993, la politique extérieure de la Russie était entièrement et inconditionnellement alignée sur celle des États-Unis. Durant cette période, le comportement de la Russie à l’égard des nouveaux pays issus de l’éclatement de l’URSS fut tolérant, et subordonné à la première priorité : rejoindre les rangs du monde civilisé. Cette tolérance trouvait une extension même à l’intérieur de la Russie. L’indépendance de la Tchétchénie n’était pas reconnue par Moscou, mais elle était tolérée. L’utilisation de la force pour y mettre fin ne viendra que trois ans plus tard, en 1994. Cette première phase sera courte, reposant sur trop d’illusions. Le chaos qui a suivi la dissolution du régime soviétique a entraîné la montée du parti communiste et la résurgence du nationalisme russe, de même que la désaffection des partisans de Yeltsine au Soviet suprême. De 1992 à 1998, le produit national brut de la Russie a fondu de moitié par rapport à ce qu’il était à l’époque soviétique, et la moitié de la population a été poussée sous le seuil de la pauvreté.

En 1993, la phase d’alignement sur les États-Unis prit fin et la phase du dégrisement suivit, de 1994 au 11 septembre 2001. C’est la phase de la recherche par la Russie de sa place dans l’ordre mondial, recherche d’alliances avec le monde occidental accompagnée de récrimination envers ce que les dirigeants russes appellent le mépris des intérêts russes. Les anciennes républiques soviétiques redeviennent la première priorité de la politique extérieure de la Russie. À partir de 1994 commence la bataille de la Russie contre l’élargissement de l’OTAN, premier facteur constant de la dégradation des relations entre la Russie et le monde occidental au cours des vingt dernières années.

Début 1989, les États-Unis et l’OTAN ont déclenché la guerre contre la Serbie pour l’expulser militairement du Kosovo. Vu de Moscou, ce fut la réalisation des pires craintes, tant chez les nationalistes que chez les occidentalistes, au sujet de l’élargissement de l’OTAN. Jusque-là, l’OTAN par ses statuts avait été une alliance strictement défensive. Or, c’était elle et les États-Unis qui prenaient l’initiative des hostilités. Pire encore dans la perspective russe, pour éviter de devoir négocier avec la Russie les termes et les limites d’une éventuelle intervention en Serbie, l’OTAN et les États-Unis avaient contourné le Conseil de sécurité de l’ONU.

Et la Chine ?

Pour le professeur Lévesque, le troisième joueur important dans cette recherche russe de sa place dans le nouvel ordre mondial est la Chine. Les relations avec ce pays s’étaient lentement normalisées sous Gorbatchev, mais elles n’évoluaient pas encore en fonction des relations avec les États-Unis. Elles ont pris cette tournure avec l’arrivée de Yevgueni Primakov comme ministre des Affaires étrangères de la Russie en 1996, alors qu’apparaît le terme de partenariat stratégique pour décrire les rapports entre la Russie et la Chine. Le but de ce partenariat est clair : développer un monde multipolaire pour former un nouvel ordre international. Il fallait contrer les États-Unis qui souhaitaient conserver le monde unipolaire qui avait succédé à la fin de l’URSS. De plus, pour les Russes, le partenariat avec la Chine était jugé insuffisant pour équilibrer la puissance américaine. Il leur fallait d’autres partenaires, dont l’Inde. La Chine et la Russie ont évité de défier directement les États-Unis sur des enjeux les plus sensibles pour eux. Aucune alliance formelle n’a été envisagée entre la Russie et la Chine, non seulement pour préserver leur liberté de manœuvre, mais aussi pour éviter de se placer dans une posture de confrontation avec les États-Unis. Il s’agissait de rééquilibrer en douce des rapports de force internationaux.

Avec l’avènement de Poutine en janvier 2000, le partenariat avec la Chine a pris plus de substance. Il y a d’abord eu un traité de coopération et d’amitié qui a permis un règlement final du contentieux frontalier entre les deux pays. Puis, il y a eu la création de l’Organisation de coopération de Shanghai qui est devenue le principal instrument du partenariat russo-chinois avec les trois ex-républiques soviétiques d’Asie centrale (le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan) ayant des frontières avec la Chine et qui ont noué une entente militaire de sécurité avec la Russie. Le but central de cette Organisation de Shanghai était de tenir les Américains hors de l’Asie centrale.

En 2000-2001, les relations économiques entre la Chine et la Russie étaient encore limitées, mais la Chine achetait à la Russie de l’équipement militaire à la fine pointe de la haute technologie, ce qui permettait à la Russie de demeurer compétitive au plan international dans un domaine de haute technologie et d’être autre chose qu’une nation exportatrice de matières premières.

Le 11 septembre 2001

Les attentats du 11 septembre 2001 ont créé, pour le président Poutine, une opportunité pour refonder les relations russo-américaines. Il a facilité l’obtention de bases américaines en Kirghizie, au Tadjikistan et en Ouzbékistan pour la guerre d’Afghanistan. Ce faisant, Poutine est allé contre l’avis de la majorité de ses conseillers sans consulter son partenaire chinois. La décision peut se comprendre, car la guerre en Tchétchénie battait son plein et Poutine était littéralement obsédé par ce qu’il appelait le «terrorisme international» basé sur le fondamentalisme musulman. Il y voyait la cause principale de l’incapacité de la Russie de gagner la guerre en Tchétchénie. Bien avant le 11 septembre Poutine, dans ses discours, mettait le monde en garde contre le terrorisme international grandissant. Les Russes détestaient les Talibans afghans, seuls à reconnaître l’indépendance de la Tchétchénie. Avec le 11 septembre, Poutine a vite compris que la guerre au terrorisme allait devenir une fixation centrale de la politique de George W. Bush. Il était convaincu que sur cette base, une nouvelle relation plus solide allait se construire entre la Russie et les États-Unis.

Le soutien russe à la guerre en Afghanistan était une façon de démontrer que la Russie pouvait, mieux que l’OTAN, être un partenaire sur des enjeux cruciaux pour la sécurité des États-Unis. De plus, après le 11 septembre, Poutine a ordonné la fermeture des dernières installations militaires russes à Cuba et au Vietnam. Cette politique a bien été accueillie à Washington, mais contrairement aux attentes de Poutine, elle n’a pas mis fin à l’unilatéralisme américain au détriment des intérêts russes les plus clairement exprimés, au contraire.

Dans un discours prononcé à Varsovie en novembre 2001, le président Bush  donnait le feu vert à l’admission des trois républiques baltes au sein de l’OTAN, ce qui pénétrait l’ancien espace soviétique. En décembre 2001, Bush annonçait unilatéralement le retrait de son pays du traité ABM sur l’interdiction des missiles anti-missiles, qui avait été la pierre de voûte de la parité nucléaire entre les géants de la Guerre froide. La réaction russe à ces deux événements a été retenue, Poutine affirmant qu’il s’agissait de décisions regrettables. La coopération russe avec les États-Unis a continué durant au moins deux ans, sinon plus, Poutine minimisant les séquelles de ces événements.

La lune de miel russo-américaine va commencer à s’éroder en 2003, mais très lentement. Après la «révolution des roses» en Géorgie en décembre 2003, les réactions ont encore été relativement modérées, malgré le soutien américain à Saakashivili. Mais le point tournant a été atteint en décembre 2004 avec la révolution orange en Ukraine, le plus important pays de l’ex-URSS après la Russie. Poutine connaissait les causes internes qui avaient mené à la révolution orange, mais il était persuadé que le soutien actif aux contestataires ukrainiens de médias, de gouvernements occidentaux et d’ONG américaines avait joué un rôle décisif dans la tournure finale de ces événements. Enfin, le soutien de Bush pour accélérer l’admission de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN a, aux yeux des Russes, fait partie d’un vaste plan pour laminer les intérêts de la Russie jusque dans sa sphère de ses intérêts les plus légitimes. C’est à ce moment que les relations russo-américaines ont connu leur pire période depuis la fin de l’URSS.

La dernière phase de la recherche par la Russie de sa place dans le nouvel ordre mondial est caractérisée par un renforcement du partenariat stratégique avec Chine. Un mois après l’investiture d’Obama, le vice-président Joe Biden a déclaré: « nous pesons sur le bouton du redémarrage». C’est devenu le mot caractérisant les relations États-Unis / Russie  pour les quatre années suivantes. Jusqu’en 2012 ces relations ont effectivement connu une amélioration significative.

Le partenariat stratégique avec la Chine a été beaucoup plus durable que la majorité des observateurs occidentaux ne le prédisaient. Cela ne veut pas dire qu’il va nécessairement continuer à gagner en intensité. Dans l’état actuel des choses, ce partenariat n’empêche en rien une amélioration considérable et constante des relations de la Russie avec les États-Unis et l’Europe. Dans ses négociations avec les États-Unis et l’Europe, la Russie est devenue un partenaire coriace et exigeant. Il n’en a pas toujours été ainsi, et de nombreuses opportunités ont été perdues.

En conclusion, selon le professeur Lévesque, pour qu’une amélioration importante et durable puisse survenir dans ces relations, il faudra qu’au moins quelques-unes des conditions de la Russie soient satisfaites.

 

Par Michel Héroux