UNE FRANCOPHONIE TORONTOISE DIVERSIFIÉE !

– Graham Fraser, Commissaire aux langues officielles

Les organisateurs du Forum de la francophonie torontoise, tenu le 22 mars dernier, ont eu l’excellente idée d’inviter, pour clore l’événement tenu au Collège Glendon, le Commissaire  aux langues officielles, M. Graham Fraser. Ce dernier a profité de cette occasion pour faire le point sur la francophonie torontoise et canadienne, 50 ans après la fin des travaux de la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme.

Il a rappelé qu’il y a 50 ans, la francophonie était invisible et même cachée dans la Ville-reine. «C’était même difficile de savoir qu’il y avait des paroisses et des coins francophones à Toronto, et il y a 40 ans, les Québécois qui venaient à Toronto se sentaient en exil,» a-t-il ajouté. Or, ce qui le frappe à l’occasion de ce Forum de la francophonie, c’est la diversité de la francophonie torontoise, et « tout comme Toronto est une ville mondiale, je crois que la francophonie torontoise représente la francophonie du monde. C’est une fierté, un succès et la clé de l’avenir.»

Le contexte de la Commission royale

Graham Fraser a rappelé que l’idée initiale d’une Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme a été lancée par André Laurendeau en 1962, et la Commission créée en 1963. Il a évoqué aussi la lutte de Gilles Grégoire pour des services bilingues dans les services fédéraux et, pour le bénéfice de l’auditoire présent, rappelé les propos insultants envers les francophones du président du Canadien national, Donald Gordon, qui avaient provoqué la colère des Québécois et entraîné des manifestations à Montréal. Pour Fraser, l’opinion anglo-canadienne envers les Canadiens-français était alors peu flatteuse et remplie de condescendance. Au même moment, le FLQ était fondé et en mars 1963, trois installations militaires étaient l’objet d’attentats à la bombe. En avril, il y eut une deuxième vague d’attaques et un gardien de nuit a été tué lors d’un attentat du FLQ. En avril, il y a eu élection fédérale et M. Pearson est devenu premier ministre. Maurice Lamontagne a alors entrepris de convaincre André Laurendeau de devenir le co-président de cette Commission. M. Laurendeau était très réticent, mais il a fini par accepter.

Co-président avec Laurendeau, Davidson Dunton était un homme modéré et prudent qui était président de l’Université Carleton. Il a joué un rôle important dans l’atténuation des tensions entre la commission et le gouvernement, ainsi que dans la gestion des personnalités parfois difficiles pour maintenir le bon fonctionnement de la Commission. Selon Graham Fraser, il va sans dire que les grands débats et les plus grandes tensions au sein de la Commission furent liés à l’approche de Laurendeau et à celle de Frank Scott.

Laurendeau et Scott

La question principale pour la Commission était la question existentielle qu’André Laurendeau et Davidson Dunton posaient au début de chaque session publique : est-ce que les Canadiens anglophones et francophones peuvent vivre ensemble, et est-ce qu’ils le veulent ? À quelles conditions sont-ils prêts à accepter cela, et quelles sont ces conditions ? Ces questions touchaient une corde sensible, au cœur de l’existence du pays.  À titre de commissaires, ils étaient particulièrement sensibles aux besoins du Québec, la seule province canadienne majoritairement francophone.

Quand on a approché Frank Scott pour devenir commissaire, il était doyen de la Faculté de droit de McGill. Il était devenu doyen dix ans après le moment où il aurait dû être nommé. Il avait été exclu de ce poste parce que la faculté trouvait que ses idées politiques étaient inacceptables. Il était socialiste, un des auteurs du Regina Manifesto, un avocat constitutionnaliste et un défenseur féroce des droits civils. Scott avait rencontré et connu Laurendeau pendant les années 1930 et les deux avaient essayé de créer des ponts entre les intellectuels francophones et anglophones à Montréal. Scott a été désigné comme seul représentant de la minorité anglophone du Québec. Cette fonction était un des éléments-clés de son identité à plusieurs égards. Il connaissait tous les membres québécois de la Commission et aucun des membres du reste du Canada à l’exception de Dunton et ce, malgré sa réputation acquise à l’échelle nationale.

Laurendeau et Dunton étaient les co-présidents, mais le réel débat de nature intellectuelle, émotionnelle, linguistique et nationale s’est tenu entre Laurendeau et Scott. Ces hommes raffinés affichaient tous deux un idéal politique, un charisme personnel et une sensibilité de poète. Comme Guy Laforest le mentionne dans son essai sur les deux hommes, «ils étaient des éminences grises, de grands intellectuels du Québec et du Canada anglais respectivement.» Pour Scott, bien que le Canada français pouvait légitimement être considéré comme une nation, le Québec devait être une société bilingue. Son idéal était que le modèle bilingue soit être étendu à l’ensemble du Canada afin que les droits limités définis dans l’AANB soient étendus et que les droits linguistiques qui avaient été éteints au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta soient rétablis.

Il a fallu du temps à Scott pour accepter le point de vue de Laurendeau sur le besoin des deux unilinguismes. C’était un point de vue qui a été adopté et mis devant les commissaires par un des grands recherchistes, William MacKay. Pour Laurendeau, dont le point de vue est exprimé avec éloquence dans les ‘pages bleues’ du premier volume du rapport de la Commission royale, la survie du français au Canada et en Amérique du Nord dépendait d’une société francophone forte au Québec et, comme il l’a écrit dans son journal, de la présence de deux groupes unilingues. Les deux hommes étaient frappés et indignés par l’ignorance et les préjugés qu’ils ont vu envers le français au Canada pendant les visites de la Commission dans l’Ouest. Ils étaient aussi choqués par le degré auquel les séparatistes, mot que M. Laurendeau utilise dans son journal, ont dominé la discussion publique au Québec.

Ce qui a émergé comme débat essentiel et source de tension critique était le modèle conceptuel qui devait être développé au Canada. André Laurendeau a pensé que l’enjeu principal était la fragilité du Québec comme société francophone et que cela devrait être la considération primaire. Scott pensait que le Québec était légalement, officiellement et pratiquement une province bilingue et que ce statut bilingue devrait être étendu à tout le Canada. Les deux hommes convenaient que le statu quo décrit dans le discours de Pearson de décembre  1962, soit ‘un Québec bilingue dans un Canada anglophone’, était inacceptable. Toutefois, leur vision ultime de l’avenir était assez différente.

La Commission, un échec ?

Paradoxalement, à la fin, avec la publication du premier rapport, ils avaient tous deux l’impression d’avoir échoué. Lors de la publication du volume un, Laurendeau a dit d’un ton  morne à un collègue: « Cela ne sert aucunement le Québec. » Pour Scott, au contraire, Laurendeau exerçait des pressions en vue d’un changement constitutionnel pour donner plus de pouvoirs au Québec. Finalement, Scott n’a pas appuyé la recommandation de la Commission suivant laquelle la langue du travail au Québec devrait être le français. Il a fait valoir que ceci allait à l’encontre de la recommandation antérieure du bilinguisme territorial.

En regardant tout cela aujourd’hui, c’est facile d’oublier à quel point la Commission royale a été contestée et critiquée. D’abord pour son rapport préliminaire qui a dit que le Canada passait par la plus grande crise de son histoire, crise que peu de Canadiens anglophones reconnaissaient, puis aussi pour l’argent que cela coûtait et le temps que la Commission a pris. Puis, pour le temps requis et la difficulté avec laquelle les Commissaires sont arrivés à un consensus.

Les observations étaient perspicaces. Je cite: « Quiconque parle français est encore susceptible de faire l’objet de ce genre d’insulte: Speak white, why don’t you speak a white man’s language, if you want to speak French, go back to your province, why don’t you speak English…» Ce discours discriminatoire et insultant a pratiquement disparu au Canada en bonne partie parce qu’il a été clairement mis au grand jour par la Commission royale. En 1965, l’affirmation suivant laquelle le Canada traversait une crise a été réfutée. Mais en 1967, après la défaite des libéraux au Québec et le ‘Vive le Québec libre’ du Général de Gaulle, on reconnaissait généralement que les Commissaires avait raison. Enfin, Graham Fraser a aussi rappelé que dans les célèbres ‘pages bleues’, Laurendeau a inventé l’expression que le Québec était une ‘société distincte’.

Et aujourd’hui ?

Qu’en est-il des recommandations ? Selon le Commissaire aux langues officielles, certaines sont aujourd’hui des faits acquis, notamment l’anglais et le français comme langues officielles du Canada, l’établissement des lois sur les langues officielles, et la création du poste de Commissaire aux langues officielles.  D’autres se sont avérées moins durables comme la désignation des circonscriptions bilingues, et la déclaration du Québec, du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario comme provinces officiellement bilingues.

La Commission royale nous a laissés des legs moins évidents mais encore plus importants. La politique sue les langues officielles et celle sur le multiculturalisme sont issues des recommandations de la Commission qui a non seulement jeté les fondements de la dualité linguistique, mais également de la diversité culturelle en tant que valeurs canadiennes. Et ceci a mené à la création des écoles françaises à travers le Canada avec des commissions scolaires, et le droit à un procès dans la langue officielle du choix de l’accusé.

Cela signifie qu’à Toronto il y a la télévision et de la radio de langue française, y compris la télévision éducative provinciale en langue française, et aussi 24 écoles primaires et secondaires, et aussi des services en santé en français, des permis de conduire et des cartes santé bilingues, la loi des services en français, un bureau des affaires francophones, un ministre, un commissaire aux services en français, et, comme c’est le cas depuis plusieurs années maintenant, un premier ministre bilingue. Pendant des années, les souverainistes au Québec disaient vouloir que le Québec soit aussi français que l’Ontario était anglais. Ce n’est pas surprenant qu’ils ne le disent plus.

Pour le pays, le résultat de la Commission Laurendeau-Dunton a été un compromis entre les objectifs, les croyances et les convictions de Laurendeau et de Scott. Tous les deux ont accepté ce que Taylor appelle aussi la politique de la différence. D’un côté, il y a une claire reconnaissance de la prédominance du français au Québec comme langue dominante et en même temps, la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits du langage comme droits humains garantis dans la Charte et respectés dans tout le pays.

En conclusion, Graham Fraser a déclaré: «Au lieu d’échouer, André Laurendeau et Frank Scott ont réussi. C’est un legs dont tout le monde devrait être très fier.»

 

Par Michel Héroux